Il règne un calme assez inhabituel pour un déménagement. Même dans les cartons, l’abbaye Notre-Dame de Saint-Joseph, au cœur de la campagne vosgienne à Ubexy, semble plongée dans une douce torpeur, propice à la réflexion et au recueillement.
Pourtant, au début des années 1960, 93 sœurs occupaient les sept hectares du domaine. Aujourd’hui, elles ne sont plus que douze. Perdues dans des bâtiments devenus trop grands pour leur petite communauté de cisterciennes, elles ont décidé de rejoindre le Val d’Igny, à une quarantaine de kilomètres de Reims, après 171 ans de présence dans les Vosges.
L’abbaye d’Igny a entrepris des travaux d’agrandissement pour accueillir trois autres communautés, venues de Belval dans le Pas-de-Calais et de la Grâce-de-Dieu, dans le Doubs et surtout, elle dispose d’une maison médicalisée, ou les sœurs malades pourront finir leur vie. « Nous sommes comme une personne âgée confrontée au dilemme de rester chez soi ou d’aller en maison de retraite. Nous avons préféré anticiper », confie Mère Marie-Rose, supérieure par délégation de l’abbaye d’Igny, arrivée en novembre dernier à Ubexy.
Fondée en 1841, la communauté vosgienne a connu des débuts difficiles. Installées dans l’ancien château construit au Moyen-Âge, dans des pièces qui ne comportaient parfois même pas de fenêtres, les sœurs ont tout construit de leurs mains, « fidèles aux préceptes de notre ordre, en vivant grâce à leur travail », appuie Mère Marie-Rose.
Une fromagerie a vu le jour en 1876, première étape de l’industrialisation de l’abbaye, qui s’est ensuite tournée vers les pains d’autel, pour subvenir à ses besoins.
Sœur Léontine a passé 33 ans à Ubexy. La responsable des hosties, c’est elle. Et à l’aune du départ, même si elle se dit « contente d’apprendre autre chose, de faire une sorte de reconversion professionnelle puisqu’Igny fabrique du chocolat », elle admet un pincement au cœur. « Quand je suis arrivée ici, je suis tombée sous le charme du lieu. En entrant dans les ordres, on choisit sa communauté, mais aussi un endroit. Ici, je n’avais pas l’impression de me sentir enfermée. On ne voyait pas les murs, au-delà du potager, à l’époque entièrement cultivé. » Désormais les légumes ont fait place à de la pelouse, les clapiers pour les 400 lapins sont vides. Plus de trace non plus des 300 poulets qui caquetaient auparavant dans l’une des cinq cours de l’établissement.
Les derniers camions qui emportaient les machines pour fabriquer les hosties ont pris la route mercredi. Elles seront réparties un peu partout en France, surtout vers le Sud. Sœur Léontine a essuyé les dernières traces de farine dans le bâtiment construit en 1997. « A l’époque, on ne pensait pas qu’on allait partir. Mais parfois la vie va très vite. » Au fil de ses 33 ans passés ici, elle a fait de la qualité de ses pains d’autel la première de ses préoccupations. Au point de travailler conjointement avec un minotier de Savigny, pour choisir les blés qui donneront les meilleures farines, qu’elle commandait par tonnes, trois à quatre par mois. Les sœurs avaient même équipé leur abbaye d’un silo, pour faciliter la livraison. Le passage obligé quand on est le premier fabricant d’hosties de France, avec des livraisons dans tout l’Hexagone mais aussi en Italie, en Afrique, sans oublier le Mexique et le Japon où la communauté cistercienne a ouvert une maison. Et une production maximum de 28 millions par an.
Sœur Léontine en sourit. Pendant toutes ces années passées à produire des hosties, elle a presque vécu comme les cultivateurs. « J’attendais les récoltes. Je me demandais quel temps il allait faire à la moisson, comment seraient les blés. Je guettais les coups de froid ou les pluies. »
Premier producteur de France de pains d’autel, l’abbaye d’Ubexy avec une production qui a atteint 28 millions d’hosties, a acquis une véritable expérience et une compétence certaine dans le domaine. « C’est un travail qui n’est jamais répétitif mais parfois rageant, nous voulions que tout soit parfait. Il est maintenant plus difficile d’obtenir de belles hosties blanches, la faute aux farines qui servent d’avantage pour faire du pain de mie ou du pain complet. »
Sœur Léontine avait l’œil sur toutes les étapes de la fabrication : du tri à la cuisson avant l’humidification et le découpage. Jusqu’à 1 000 feuilles de farine sortaient de l’atelier d’Ubexy. Qu’il fallait ensuite faire sécher et conditionner avant l’expédition. Les déchets et les ratés étaient, eux, cédés aux agriculteurs du coin qui nourrissaient leurs bêtes avec. Un lien de plus entre l’abbaye et les habitants. Au Val d’Igny, les sœurs travaillent le chocolat. Sœur Léontine entamera là-bas sa première reconversion professionnelle. Avec envie mais aussi une pointe de tristesse après 33 ans passés à Ubexy.
Les douze sœurs qui restent à Ubexy attendent la date de leur départ pour la Marne. En attendant, elles s’apprêtent à vendre tout ce qu’elles n’emmènent pas lors d’une grande brocante, les 28, 29 et 30 avril. Pour faire de la place dans les bagages, surtout pour laisser un petit souvenir aux habitants du village, habitués à venir à la messe depuis 171 ans, le dimanche, dans l’église de l’abbaye.
D’ailleurs l’office du 19 mars, solennité de la fête de saint Joseph, aura un goût particulier, celui de l’adieu. Les sœurs invitent tous ceux qui le souhaitent à venir y assister, en présence de Mgr Mathieu, évêque de Saint-Dié.
Le bâtiment, lui, a été proposé à un promoteur immobilier. « Nous n’avons pas de réponse sur son devenir pour l’instant. Celui de Belval a été repris par une association, « A la Gloire-de-Dieu », c’est une communauté nouvelle qui s’y est installée. » Dans la voix de Mère Marie-Rose transpire un souhait, que l’église de l’abbaye n’ait pas à être désacralisée dans quelques mois.
Histoire que le clocher de Notre-Dame de Saint-Joseph chante encore longtemps la gloire de Dieu…
[source : Vosges Matin]