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Quand Bleurville fêtait saint Maur...

Nous étions au mitan de l'hiver. Et en ces années 1720, la saison était particulièrement rude ! La paroisse s'apprêtait à fêter son saint patron secondaire, saint Maur, le protecteur de l'église prieurale bénédictine. Celle-ci trônait encore au centre du bourg, reste de splendeur de l'antique abbaye fondée vers 1030 par les comtes de Toul.

Le prieur de Varangéville était arrivé au village voici quelques jours par la grande route de Nancy quittée au Haut-de-Salin, et par des chemins forestiers encombrés de neige – un dicton populaire à Bleurville ne disait-il pas qu'"à la Saint Maur l'hiver s'arrête ou reprend vigueur" ! – ; il était arrivé en calèche tirée par deux chevaux et accompagné d'un frère bénédictin. Ils étaient attendus par Jean Guéniot, le fermier du prieuré Saint-Maur qui s'empressa de les conduire dans le logis prieural bien chauffé et apprêté par son épouse pour accueillir les hôtes de marque venus pour la fête de saint Maur. Le prieuré de Bleurville n'était plus occupé par des religieux voici déjà bien longtemps, mais les bénédictins de Varangéville, près de Saint-Nicolas-de-Port, envoyaient un prêtre, à l'occasion des grandes fêtes liturgiques, afin d'y célébrer le Saint Sacrifice... et de percevoir les aumônes et redevances diverses pour les biens loués aux habitants !

Le RP dom Jacques Belhomme, prieur de Varangéville et de Bleurville, fut accueilli par Charles Jullien, le mayeur (maire) élu cette année-là par la communauté villageoise, dans la cour du prieuré bordée par des remises agricoles, l'étable, l'écurie et le colombier qui encadraient eux-même la vénérable église et le prieuré, mêlant allègrement temporel et spirituel. Le village se relevait doucement des terribles années de guerre du siècle précédent : Bleurville avait accueilli plusieurs familles venues de Savoie, de Bourgogne et de Franche-Comté afin de repeupler une Lorraine exsangue. Du travail, il y avait plus qu'un homme pouvait en faire : il fallait défricher des champs, couper les haies, rebâtir les maisons ! L'espoir habitait à nouveau le coeur des Bleurvillois qui avaient vu leur village dépeuplé, leurs maison ruinées, leur prieuré pillé par la soldatesque française et impériale. Des bandes de défricheurs venus du Limousin séjournaient quelque temps au village, y travaillaient dur avant de repartir au pays. Certains célibataires y prenaient femme et s'y sont installés et sont devenus de vrais Lorrains, fiers de leur duc Léopold !

Le 15 janvier, jour de la fête liturgique de saint Maur, c'est la foule des paroissiens, grossie d'habitants de Nonville, de Monthureux, de Tignécourt, d'Attigny, qui se pressait dans la petite nef de la prieurale afin d'assister à la grand'messe où le clergé présentait à la vénération du peuple les reliques des martyrs Bathaire et Attalein. Cierges et flambeaux éclairaient la nef et tous les regards convergeaient vers le maître-autel où officiait pontificalement dom Belhomme, revêtu de ses plus beaux ornements, assisté comme diacre par l'abbé Duparge, le curé de Bleurville, et comme sous-diacres, du RP Gillot, bénédictin, et de l'abbé Perrey, curé de Provenchères, originaire de Bleurville et fondateur de la confrérie des morts en 1721 en l'église paroissiale. Claude Ragageot, marguillier et chantre de la paroisse, entonnait de sa plus belle voix les antiennes de l'office divin. Le mystère de la messe s'accomplissait dans le recueillement et la vision des dizaines de cannes pendues dans le choeur, ex-voto dérisoires abandonnés là par des infirmes en guise de remerciements pour les guérisons obtenues ; saint Maur étant invoqué localement par les boîteux et autres "accidentés de la vie" depuis des siècles !

Après la vénération des saintes reliques, on ne s'attardait pas dans la cour du monastère : soupes, potée, volailles, cochonailles, tartes et gaufres, le tout arrosé du vin de pays des coteaux du Cras, attendaient famille et parenté. Malgré quelques petites bisbilles à propos de la répartition des offrandes de messes, le prieur recevait le curé de Bleurville à sa table, avant de reprendre la route de Nancy dans deux jours après avoir dit la messe de Requiem pour les fondateurs du monastère et les défunts de la paroisse. Le village résonnait des réjouissances profanes : le repas rassemblait la famille élargie autour du cochon qui avait été sacrifié quelques jours auparavant. Les réjouissances allaient se prolonger jusque fort tard dans la soirée, interrompues par les incontournables travaux de la ferme. Dans certaines granges, on pouvait même entendre un violoneux qui jouait quelques airs entraînants, invitant la jeunesse à quelques danses endiablées... Mais attention au courroux du curé Duparge qui tonnera en chaire dimanche prochain contre les adeptes de ces danses sataniques.

Cette évocation historique d'un moment festif de notre village n'est pas qu'une pure invention : ces moments de la fête patronale de saint Maur au début du XVIIIe siècle ont été reconstitués à partir des témoignages laissés dans les archives. Ils se renouvelleront à peu près dans les mêmes conditions jusqu'à la fin du XXe siècle : en effet, la paroisse de Bleurville honorera avec fidélité, son second saint patron – après saint Pierre aux Liens – chaque 15 janvier. Certes, la ferveur religieuse s'émoussa au fil des ans, mais la tradition se perpétua malgré tout jusqu'au début des années 1990 avec le repas familial et le bal populaire.

Désormais, la fête de saint Maur fait partie des souvenirs et du substrat commun que les anciens racontent avec nostalgie aux jeunes générations accaparées par les futilités matérielles et consuméristes de ce XXIe siècle. La communauté y a sûrement perdu en cohésion et en "vivre ensemble"...

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